Face à face : Fran Kirby x Jordan Henderson

Athlètes*

Leadership, défaites et leçons par deux des meilleurs joueurs de football.

Dernière mise à jour : 2 décembre 2021
22 min. de lecture
Face à face : Fran Kirby et Jordan Henderson

Face à face est une série offrant des conversations spontanées entre des athlètes Nike de haut niveau.

L'été dernier, Fran Kirby et Jordan Henderson ont vécu des moments intenses. Après une péricardite qui avait mis sa carrière en péril la saison dernière, Kirby, qui est finalement devenue la meilleure buteuse de l'histoire de Chelsea et qui a remporté le titre de championne de la WSL, s'est blessée lors de sa deuxième journée aux Jeux d'été de Tokyo. Henderson, capitaine de Liverpool et l'un des piliers de l'équipe nationale d'Angleterre au cours de la dernière décennie, a vu sa préparation à l'Euro perturbée par des blessures et son équipe battue aux tirs au but en finale. Mais dans un contexte où les athlètes s'expriment de plus en plus sur les sujets qui comptent, les deux joueurs ont vu dans ces parcours difficiles une occasion de progresser. Stimulés par l'adversité et les défaites, la maladie et les blessures, ils sont devenus de véritables porte-paroles et militants. Tous deux ont cherché à changer leur façon de penser, à adapter leur rôle et à mieux comprendre ce que signifie être un leader aussi bien sur le terrain qu'en dehors. Cela va bien au-delà du sport, et les deux joueurs anglais parmi les plus respectés de leur génération considèrent désormais qu'il n'y a pas de défaites, mais seulement des leçons.

Vos blessures ont joué un rôle majeur dans vos deux tournois cet été. Comment cela a-t-il changé l'approche que vous aviez de votre rôle de leader dans l'équipe ?

Fran : Participer aux Jeux d'été a été vraiment extraordinaire, mais quand on se blesse si tôt dans la compétition, on ressent tout d'abord des émotions brutes. Quand on sait qu'on a fait quelque chose sans en connaître la gravité… On éprouve une certaine tristesse. Dans cette situation, il faut gérer ses attentes, et j'ai dû apprendre cela très rapidement. Mon jeu s'est recentré sur l'équipe pour être moins solo. J'ai compris mon rôle et j'ai dû me concentrer sur ce que je pouvais maîtriser : être une bonne coéquipière.

Jordan : J'ai beaucoup de points communs avec Fran. J'ai travaillé très dur pour participer à l'Euro après avoir arrêté de jouer pendant si longtemps ; faire partie de l'équipe était donc une grande victoire pour moi. Et quand j'étais là-bas, je me disais : « Oui, je vais bien. Je me sens bien. » Mais on constate rapidement qu'on n'a plus le même niveau qu'avant. Il m'a fallu changer d'état d'esprit pour pouvoir assurer au mieux mon rôle de leader. Bien sûr, j'aurais aimé être en pleine forme dès le début, mais cet été a été crucial pour notre équipe. Et même s'il ne s'est pas terminé comme nous l'espérions, je pense que la joie que nous avons apportée à notre pays a été immense.

« Pour être honnête, ce sont les blessures qui sont les plus difficiles à gérer. En fait, ça semble facile d'en parler maintenant, mais ça ne l'est pas. J'ai souffert. »

Jordan Henderson

La légende de l'équipe des États-Unis féminine, Abby Wambach, parle dans son livre du concept de « diriger depuis le banc ». Pour des joueurs habitués à faire partie des éléments les plus importants d'une équipe nationale, vous avez dû faire preuve d'humilité en vous adaptant à ces nouveaux rôles.

Jordan : Oui, il faut mettre son ego de côté. Au début de l'Euro, je me disais : « Je suis au top. Je sais jouer. » Mais je n'étais pas au top. Je pense que nous le savions tous. Comme j'étais encore l'un des leaders de l'équipe, j'ai essayé de discuter davantage avec mes coéquipiers. Je voulais m'assurer que tout le monde était dans un bon état d'esprit. Parce qu'au final, l'objectif est que toute l'équipe réussisse et remporte le tournoi. Ce qui compte, ce n'est pas juste vous, ou les joueurs qui commencent, ou les remplaçants qui entrent en jeu. C'est l'ensemble de l'équipe.

Fran : Je suis d'accord. Jordan et moi, nous sommes des joueurs expérimentés maintenant. Dans les tournois de football, il y a beaucoup de joueurs qui restent sur le banc ou qui viennent d'arriver dans l'équipe. Il est important de les aider à trouver leur place. J'avais la responsabilité d'aider ceux qui avaient le potentiel de faire gagner l'équipe. J'aurais accepté de ne pas jouer beaucoup si c'était pour avoir une médaille d'or autour du cou.

Face à face : Fran Kirby et Jordan Henderson

Ressentir cette frustration et cette tristesse tout en conservant une attitude positive face à ceux qui vous entourent doit être un équilibre difficile à trouver. Dans quelle mesure vous est-il nécessaire de montrer votre force à travers votre vulnérabilité ? Lorsque des joueurs expérimentés comme vous font preuve d'honnêteté émotionnelle avec leurs coéquipiers, cela doit être très inspirant pour les jeunes joueurs.

Fran : Oui, je pense. Les gens voyaient que j'étais triste. Ils pouvaient voir que je souffrais. J'ai dû apprendre à exprimer cette émotion à bon escient. Bien sûr, je ne vais pas afficher un grand sourire quand on me dit que je ne peux pas jouer le premier match, que je ne peux pas jouer le deuxième match… Je n'étais pas contente. Mais en montrant notre vulnérabilité, en montrant qu'on est triste mais qu'on veut quand même travailler pour retrouver le même niveau, on motive les gens. Je disais aux filles : « Vous devez franchir l'étape des poules pour que je puisse aller sur le terrain. » Et je le pensais, égoïstement. C'était ma motivation, j'essayais de les aider à se qualifier.

Jordan : Pour être honnête, ce sont les blessures qui sont les plus difficiles à gérer. En fait, ça semble facile d'en parler maintenant, mais ça ne l'est pas. J'ai souffert. Mais je suis le capitaine de Liverpool et l'un des leaders de l'équipe d'Angleterre, ce qui implique des responsabilités. Parfois, même si on est frustré et qu'on se sent mal, il faut penser au reste du groupe. J'ai déjà eu des blessures, mais celle-ci (une blessure à l'aine survenue en février qui a nécessité une intervention chirurgicale et une longue période de rééducation ; il a été absent jusqu'en avril) a été l'une des plus graves que j'ai eue. En fin de compte, on doit faire de son mieux pour être un exemple en tant qu'individu.

« J'avais la responsabilité d'aider ceux qui avaient le potentiel de faire gagner l'équipe. J'aurais accepté de ne pas jouer beaucoup si c'était pour avoir une médaille d'or autour du cou. »

Fran Kirby

Vous avez tous deux remporté des trophées prestigieux avec vos clubs. Quel a été, selon vous, votre point culminant en tant que joueur ? Et comment vous êtes-vous sentis après ? Ce succès a-t-il eu un effet positif ou négatif sur vous ?

Jordan : Je dirais que le sommet de ma carrière à ce jour est la victoire en Ligue des champions. Mais je me souviendrai toujours des jours qui ont suivi cette victoire, je n'ai pas vraiment ressenti de satisfaction. Ça ressemblait à… je ne dirais pas de la « tristesse », mais ce n'était pas ce à quoi je m'attendais. Je m'attendais à être sur un nuage pendant des semaines, après avoir réussi quelque chose dont j'avais rêvé toute ma vie…

Peut-être que j'étais en train de redescendre, mais j'ai éprouvé des difficultés pendant des jours après cette victoire. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui se passait, et ce que nous avions accompli ensemble. C'était comme se dire, « Ok, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Qu'est-ce que je fais maintenant ? » Évidemment, l'attention s'est portée assez rapidement sur la Premier League. Ça faisait si longtemps qu'on ne l'avait pas gagnée et on venait de la perdre de peu en 2019. Cela a donc aidé, mais ce pic post-Ligue des champions… Ce n'était certainement pas comme ça que je l'avais imaginé.

Fran : Je connais ce sentiment. Je pense que c'est le manque d'adrénaline. On est tellement excité qu'après, on se dit : « Et maintenant ? ». Je pense que le moment le plus intense pour moi a été lors de la saison dernière, lorsque je suis revenue après une maladie qui m'avait tenue à l'écart pendant très longtemps. (Fin 2019, après s'être effondrée lors d'un dîner avec des amies proches et coéquipières de Chelsea, Beth England et Maren Mjelde, Fran a appris qu'elle souffrait d'une péricardite, une maladie cardiaque déclenchée par un virus qui cause une inflammation de la poche entourant le cœur, ce qui avait menacé sa carrière). J'aurais été heureuse, que l'on remporte ou non des trophées, après ce que j'avais vécu, mais après ce titre, je me suis sentie comme Jordan. J'ai eu une saison incroyable et puis elle s'est terminée, et on ne s'autorise pas à se réjouir de ce qu'on a accompli. On se dit : « J'ai fait ça maintenant. J'ai quelques semaines de repos, et puis je recommence tout de suite. » On n'a pas le temps de se reposer.

Face à face : Fran Kirby et Jordan Henderson

Comment votre discours intérieur change-t-il après une grande victoire ou après une défaite décevante ?

Fran : Je ne sais pas vraiment. Je pense qu'il est plus difficile de se remettre d'une défaite que d'une victoire. J'ai gagné le championnat plusieurs fois avec Chelsea et j'ai apprécié à chaque fois. Mais ces dernières années, j'ai essayé d'apprendre à ne pas trop me réjouir quand tout va bien et à ne pas trop me laisser abattre quand la situation est difficile. Parce que sinon on vit des montagnes russes sur le plan émotionnel. Des vagues constantes de tristesse, de bonheur, de tristesse, de bonheur… Et ces émotions affectent tout ce qu'on fait. Elles affectent tout ce qu'on aime faire ou ce qu'on aimait faire avant.

Jordan : Absolument. Je pense que c'est vraiment important pour un athlète. Ne pas ressentir les émotions de manière trop intense. Si je regarde en arrière, je dirais que j'ai trouvé plus facile de réagir à une défaite, comme la finale de la Ligue des champions quand on a perdu contre le Real Madrid ou quand on a raté le championnat. C'était tellement douloureux que tout de suite, je me suis dit : « On doit recommencer et on doit aller plus loin. » Après une défaite, on a cette flamme dans le ventre qui nous pousse à rectifier le tir.

Fran : On évolue dans un secteur où il doit y avoir un gagnant et un perdant, et on ne peut pas toujours gagner. Bien sûr, je souffre quand je perds. Je n'aime pas perdre. Je suis extrêmement compétitive, même à l'entraînement. Je veux être la gagnante. Mais j'ai dû essayer de changer mon attitude à ce sujet, en considérant les défaites comme un apprentissage.

Jordan : Je vois ce que tu veux dire. Je pense toujours que pour réussir, il faut perdre. Ça vient avec l'expérience : on doit ressentir ce que ça fait de perdre. Il faut vivre le processus de la défaite, quand les choses ne vont pas dans notre sens. Quand j'étais un jeune joueur à Liverpool, l'adversité que j'ai traversée a joué un rôle important dans mon parcours et mon évolution. Elle rend plus fort. Elle nous permet de mieux nous préparer pour la prochaine fois. Si je regarde en arrière, si Liverpool n'avait pas perdu la finale de la Ligue des champions contre le Real Madrid, est-ce qu'on aurait pu la gagner l'année suivante ? Si on n'avait pas perdu la Premier League comme on l'a fait, est-ce qu'on aurait pu la gagner l'année suivante ?

« On évolue dans un secteur où il doit y avoir un gagnant et un perdant, et on ne peut pas toujours gagner. Bien sûr, je souffre quand je perds. J'ai l'esprit de compétition. Je veux être la gagnante. Mais j'ai dû changer mon attitude à ce sujet, en considérant les défaites comme un apprentissage. »

Fran Kirby

Dans quelle mesure la pression évolue-t-elle lorsque vous passez du statut de jeune joueur à celui d'international confirmé ?

Jordan : Quand on débute, on essaie de faire bonne impression sur l'équipe et sur le manager, et de s'améliorer dans tous les aspects de notre jeu. Mais au fil du temps, notre rôle change. Lorsque j'ai été nommé capitaine de Liverpool pour la première fois, j'ai trouvé le rôle difficile. J'ai fait peser beaucoup de choses sur mes épaules. J'ai perdu un peu de moi-même, de ce que je voulais travailler en tant que joueur. J'étais trop préoccupé par les autres. J'étais le capitaine et je pensais que j'avais la responsabilité de tout faire pour tout le monde, tout le temps. C'est une chose sur laquelle j'ai vraiment dû travailler avec le manager, trouver un équilibre entre moi en tant que capitaine et moi en tant qu'individu.

Fran : Eh bien, quand j'avais 16 ans, je suis allée directement dans l'équipe nationale de Reading. C'était une sacrée promotion. (Un an plus tard, Fran a arrêté le football à cause du décès de sa mère et d'une dépression). Les jeunes avec qui je jouais n'avaient plus 16 ans mais 26, 27 et 28 ans. Aujourd'hui, je suis l'une des leaders de Chelsea, mais lorsque j'ai endossé ce rôle pour la première fois, j'ai eu l'impression de perdre un peu de moi-même. On se dit : Comment est-ce que je peux aider cette personne ? Et comment est-ce que je peux aider celle-là ? Les priorités changent. Mais après quelques années, je me suis rendu compte que je m'épuisais à me préoccuper constamment des autres. On ne peut plus se donner à 100 % en tant que joueur. J'ai donc changé mon état d'esprit. Oui, bien sûr, je serai un leader, je ferai ce que je dois faire pour chaque membre de mon équipe, j'ai toujours été comme ça. Mais je sais aussi que je dois prendre soin de moi.

Face à face : Fran Kirby et Jordan Henderson

Vous avez beaucoup œuvré à sensibiliser les gens au sujet de la santé mentale, et cet été a vraiment montré l'importance de l'effet de la santé mentale sur les athlètes de haut niveau. Pensez-vous qu'au début de votre carrière, vous n'aviez pas réalisé que c'était aussi important ?

Jordan : Le mental est un élément essentiel dans le sport. J'essaie d'aider les jeunes joueurs autant que possible, en veillant à ce qu'ils ne s'inquiètent pas trop de ce que les gens disent sur les réseaux sociaux ou dans la presse, ce genre de choses. Cela peut avoir un impact énorme sur les performances d'un joueur. Quand j'ai rejoint Liverpool à 20 ans, il y a eu des moments où je ne me sentais pas bien moralement. Je suis passé par là, alors si je peux utiliser ma position pour sensibiliser les gens et les aider à se sentir mieux, c'est très important pour moi. Maintenant, la question n'est pas vraiment de savoir si je dois dire quelque chose ou pas. Je suis passé par là moi-même, alors je dois le faire. J'ai besoin d'essayer d'aider les gens.

Fran : Moi aussi. Et il y a eu un réel changement dans la stigmatisation de la santé mentale, surtout dans le football. Il y a encore du chemin à faire, mais il y a eu un changement positif. J'ai toujours soutenu que les footballeurs n'étaient pas des robots. Nous ne sommes pas programmés pour avoir une seule émotion par jour. Il y a toujours des hauts et des bas. Nous traversons les mêmes choses dans la vie que n'importe qui. Nous perdons des êtres chers. Nous sommes anxieux comme tout le monde.

« Quand j'ai rejoint Liverpool à 20 ans, il y a eu des moments où je ne me sentais pas bien moralement… Maintenant, la question n'est pas vraiment de savoir si je dois dire quelque chose ou pas. Je suis passé par là moi-même, alors je dois le faire. J'ai besoin d'essayer d'aider les gens. »

Jordan Henderson

Fran, vous avez parlé plus tôt de leçons, et non de défaites. Ce n'est pas parce que les gens ont du mal à parler d'un sujet, ou d'une expérience douloureuse, que ce n'est pas propice à l'apprentissage.

Fran : Oui, je suis d'accord. Nous avons beaucoup appris ces dernières années, et il est important d'aider les gens à mieux se comprendre. J'ai milité pour la sensibilisation à la santé mentale et aux droits LGBTQ+, mais j'ai aussi beaucoup appris sur l'histoire de la communauté noire ces dernières années. Et c'est une chose qu'on enseigne rarement. Aujourd'hui, on découvre des personnes étonnantes qui s'expriment avec une telle conviction et qui sont capables d'apporter des connaissances très riches. Nous pouvons en tirer des enseignements et mieux comprendre ce que les gens ont vécu, et pourquoi il est important de se battre pour ces questions. Le football peut jouer un rôle important dans la réalisation d'un projet. Nous voulons aider ceux qui veulent en savoir plus sur le monde dans lequel nous vivons et sur la façon dont nous pouvons travailler ensemble pour créer quelque chose de meilleur.

Jordan : Je pense que plus les athlètes s'exprimeront, plus les gens entendront ces discours. Pas seulement dans le milieu du sport ou au Royaume-Uni, mais dans le monde entier. Quand vous êtes vraiment passionné par quelque chose que vous avez vécu, que vous avez pris le temps d'apprendre et de comprendre l'importance d'un sujet, c'est là que vous pouvez vraiment avoir une influence. C'est à ce moment-là que le changement peut vraiment se produire.

Illustration : Leonardo Santamaria

Date de première publication : 24 novembre 2021

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